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Mohammed El Amraoui : “Tout peut être le début de la poésie”

Maryna Magnin 11 février 2021
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@Josette Vial

Poète à la plume bilingue, Mohammed El Amraoui est linguiste et philosophe de formation. Il participe régulièrement à des lectures publiques de poésie, seul ou avec des musiciens. Il a par ailleurs animé, de 2001 à 2011, la revue “Les Cahiers de Poésie-rencontres” et a reçu le Prix de la poésie au festival international Poetry Festival “ditët e naimit”, en 2012.

Quand vous est venu l’amour pour la poésie ?

Quand j’étais jeune, à 12 ou 13 ans environ. À l’époque j’habitais encore au Maroc, je ne suis arrivé en France qu’à l’âge de 24 ans. J’ai imité mes deux frères et leurs amis qui écrivaient déjà. J’écoutais leur voix. Au Maroc, la plupart des poètes écrivent en arabe classique, langue également enseignée à l’école. Moi, j’écoutais de la poésie contemporaine, qui avait une autre façon de construire les métaphores. C’était une langue à la fois familière et étrangère. J’aimais aussi écouter des cassettes audio de poètes arabes contestataires. J’ai commencé par la suite à écrire, par mimétisme et attirance, puis à réciter mes poèmes dans les MJC et à l’université. Avec la compagnie théâtrale “Les Masques” à Fès, je commençais à apprendre comment poser ma voix pour mieux communiquer les poèmes, et je continue à apprendre bien sûr. La poésie a donc baigné toute mon enfance. Mes sœurs et mon père écrivaient également, mais ils ne le montraient pas à l’époque. L’une de mes sœurs, de formation scientifique, commence maintenant à publier des poèmes sur le net, et j’en suis ravi. Ma mère, quant à elle, aimait nous raconter des histoires et des contes en arabe marocain, un arabe utilisé dans la vie quotidienne.

Où trouvez-vous généralement l’inspiration pour écrire ?

Je trouve l’inspiration partout. Cela peut commencer par une phrase que j’ai lue, vue ou entendue puis je la façonne pour donner naissance à quelque chose d’autre. Ce qui est merveilleux, c’est que tout peut être le début de la poésie mais on ne sait pas comment cela va prendre forme. Il faut être attentif à ce quelque chose qui nous traverse et traverse nos jours, à ce qui nous questionne. C’est un mélange d’intuition, de calcul, de sentiment de conscience et d’inconscient. Il y a des choses qui nous échappent bien qu’on veuille les maîtriser. Le processus de création est assez étrange. La poésie, même la poésie la plus quotidienne, essaye d’aller vers quelque chose qui est de l’ordre de l’insaisissable. 

Vous avez écrit, dans votre livre “Des moineaux dans la tête”, un poème sublime intitulé “Poème d’amour en état de guerre. Où avez-vous puisé votre inspiration pour écrire ce poème ? 

Tout a commencé par une discussion avec un compositeur et joueur de Oud, Adel Salmeh. Il m’a demandé de lui écrire une chanson puis il m’a raconté des histoires à propos de l’exil et des gens qui partent, qui sont obligés de quitter leur pays. Au cours de la discussion, je lui ai dit que “le poème d’amour est aussi un poème contre la guerre”. Je crois qu’on n’écrit pas contre la guerre seulement avec des slogans. J’ai alors composé ce poème comme une déclaration de guerre menée par l’amour contre la guerre. 

Quand vous commencez à écrire un poème, quelle langue utilisez-vous ?

Dans un livre que j’ai écrit et qui s’intitule “Un palais pour deux langues, je traite de la navigation entre le français et l’arabe. Je raconte qu’il y avait un moment où je rêvais que ma mère, qui ne savait pas écrire, parlait en français et que des amis français parlaient en arabe. En pensées, ces deux langues fusionnent, se croisent, se traversent. L’une prend la place de l’autre. Quand je pense en français, il y a la syntaxe de l’arabe qui me traverse et inversement. Quand je parle, il y a des choses qui viennent, au bout d’un moment, très rapidement en français ou en arabe, sans que je m’attarde sur le fait de savoir pourquoi. Le mot qui me vient le plus facilement va prendre sa place. Mais quand j’écris, c’est différent. L’écriture est à la fois un acte, une réflexion et une intention intérieure. Si j’écris en français, l’arabe vient, mais plus discrètement. Nous ne faisons pas juste de la traduction. Nous jouons sur les mots, le sens et sur tout ce qui peut naître du mot, tout ce que la langue, dans sa singularité, dans ce qui la différencie d’autres langues, offre comme possibilité de jeu. 

En étant des étudiants dans le domaine culturel, on nous pose souvent la question de la signification du mot “culture”. Qu’est ce que la culture pour vous ?

C’est une question très très large (rires). Le mot “culture” est un mot un peu polysémique : la culture est ce qui fait qu’un individu appartient à la fois à ce qui l’a précédé c’est-à-dire, le groupe dans lequel il s’est forgé une pensée et en même temps, à ce qui fait de lui un être autonome à savoir la distance avec le terrain dans lequel il est né. En ce qui me concerne, je viens d’une culture arabo-musulmane et berbère. Mais il y a également toutes les autres cultures qui sont devenues miennes. La culture est multiple et c’est ce qui fait que les frontières disparaissent. C’est tout ce qu’on ramasse dans notre parcours et qu’on affine. On n’arrête jamais de trier dans ce qu’on accueille. Il y a beaucoup de choses qui changent, de choses mouvantes. Parfois nous avons l’impression d’appartenir à l’une et à l’autre culture et parfois ni à l’une ni à l’autre. Il y a une intersection, un trait d’union entre une culture et une autre. En vérité, très peu de cultures peuvent se dire qu’elles sont uniques et indivisibles. Notre manière de voir le monde, de réagir, de sentir est influencée par cette culture qui est elle-même un mélange de convergence entre plusieurs autres cultures. D’ailleurs, ce qui est intéressant, c’est que ce mot est celui qu’on utilise également quand on cultive la terre. La culture est donc comme un terrain à cultiver ! 

Vous avez travaillé avec beaucoup de personnes différentes dans le monde entier. Est-ce qu’il y a des rencontres qui vous ont marqué plus que d’autres ? 

Oui, plusieurs rencontres m’ont particulièrement enrichi. Il y a par exemple, le trio de jazz oriental “Trio Zyriab” avec qui j’ai eu l’occasion de travailler sur plusieurs années. Ce trio crée une véritable rencontre entre l’Occident et l’Orient. Il y a aussi la rencontre avec deux musiciens : Antoine Birot et Maurice Spitz. Nous avons réalisé un album ensemble qui s’intitule “Tessons. Il y a aussi “Brain damage”, le trio vocal polyphonique d’inspiration corse “Cortex Sumus”, le saxophoniste-clarinettiste Dimitri Porcu, avec qui j’ai monté plusieurs spectacles, Yannick Narejos avec qui j’ai fait le livre CD “Hajar-Pierres“, la chanteuse multilingue Pascale Chareton avec qui j’ai monté “Poézic” ou encore le pianiste-compositeur Gérard Maimone ou le flûtiste Laurent Fléchier… Ces multiples collaborations m’ont vraiment enrichi. À chaque fois, c’est d’autres connexions qui se font. C’est comme découvrir des terrains inconnus. Les interprétations que je fais de mes textes revêtent d’autres nuances et couleurs. Mais il y aussi les peintres et les calligraphes comme Fanny Batt ou Caroline Morel, sans oublier les rencontres avec les poètes et les écrivains…

Mais vous avez aussi traduit des ouvrages d’autres auteurs. Comment réussir à retranscrire le plus fidèlement possible un texte dans une autre langue ? J’imagine que dans une traduction, il y a l’empreinte de l’auteur mais également celle du traducteur. 

Traduire de la poésie est un acte particulier et difficile. Il faut respecter l’univers du poète, interprété par le traducteur, et respecter l’économie du texte dans lequel la poésie s’exerce : économie de mots, phrases, rythmes. Dans la prose, nous pouvons quelquefois se permettre de paraphraser, rallonger, réduire. Tandis qu’en poésie, on essaye d’être fidèle à la forme des phrases. Parfois, on s’arrache les cheveux pour trouver le mot le plus juste. Le poète travaille sur la polysémie du mot, du son et des jeux de mots. Le traducteur est conscient qu’il y a toujours le risque de se perdre dans la traduction et que la poésie du poète s’y perd aussi. Il faut donc penser à tout cela, à la singularité de la langue et  celle personnelle du poète, mais aussi aux références culturelles auxquelles le poète fait allusion. C’est tout ce qui fait le plaisir et la difficulté de la traduction. Pour ma part, je ne fais pas beaucoup de traduction. La traduction est une question de choix, ce n’est pas mon métier. Je le fais par amour, pour faire connaître un poète que j’aime particulièrement.

Qu’est-ce qui vous fait du bien dans votre vie quotidienne (musique, exposition, poésie…) ?

Tout (rires) ! Chaque fois, il y a quelque chose qui répond à un désir ou un besoin. J’écoute toutes les musiques : classique, rap, musique actuelle car j’en ai besoin. J’aime beaucoup le théâtre, le cinéma, les films et séries, les peintures. J’ai beaucoup d’amis peintres. Je crois qu’il n’y a pas un art qui annule l’autre. Toutes les formes d’art ne peuvent que se compléter. Chaque chose en appelle une autre d’une certaine manière. Il m’arrive de ne rien faire, de rester en silence. Il ne faut pas se forcer. C’est pareil pour l’écriture et tout le reste. Nous écrivons quand vient le moment. Je ne fais pas trop de lignes de démarcation entre la culture populaire et la culture élitiste. La poésie contemporaine et le rap, la musique traditionnelle marocaine et la musique actuelle…Ils sont pour moi sur le même plan.

Vous avez créé plusieurs spectacles poétiques mêlant chants, poésie et musique comme par exemple “Une tortue dans ma tête“ou encore “Robe d’amour pointillée de passion. Quelles réactions avez-vous remarqué chez les personnes quand la poésie se mêle à la musique et au chant ?

J’ai commencé à faire ça de manière très spontanée. Je lisais des poèmes en français, puis je mélangeais ces poèmes aux chants arabes. Les gens sont toujours, heureusement, attirés par ce mélange. C’est quelque chose que j’adore et que je fais souvent. Je fais beaucoup d’improvisation avec les musiciens comme récemment avec le trio de jazz “Poudre”. Quand on improvise, il faut être ni dans le tout contrôle, la rigidité, ni dans le contraire car nous prenons alors le risque de tomber dans le facile, le stéréotype. Il faut toujours être dans la spontanéité et rester vigilant mais c’est quelque chose d’étonnant! Je crois que c’est comme l’activité de l’esprit : je parle, je dis un mot après l’autre mais je réfléchis en même temps. Il faut une harmonie entre les musiciens et celui qui récite. Les jazzmans connaissent bien ça. Ils apprennent des bases sur lesquelles ils font des variantes. Mais cela dépend aussi du public lui-même : “Une tortue dans ma tête que j’ai crée avec Dimitri Porcu s’adresse à un public jeune, c’est une fable en musique ; “Robe d’amour pointillé de passions” est un conte que me racontait ma mère et qu’on peut trouver maintenant dans les livres. C’est un spectacle pour jeunes que j’ai créé avec le musicien chanteur Nass Hassani qui nous a quittés il y a quelques années. J’ai abandonné, depuis, ce spectacle. Le métier de conteur est assez exigeant et demande beaucoup de disponibilités et de pratique.

@Josette Vial

Il y a-t-il une limite aux mots ? Peuvent-ils tout décrire, tout raconter ?

Parfois la beauté ou l’horreur du réel dépasse la capacité de la langue mais en même temps les mots ont cette possibilité de révéler l’horreur ou la beauté. Nous avons un mot en français pour parler de ça : l’innommable. C’est ce qu’on ne peut nommer ou décrire. Mais je crois que toute la puissance de la langue est dans cet effort qu’elle fait pour essayer de l’atteindre. L’esprit humain, tout comme la langue, ont des limites mais le tout est d’essayer de les franchir. C’est toujours un essai, un effort. Nous essayons d’aller le plus loin possible. Tout dépend de l’intention de celui qui écrit : il faut s’interroger, se pousser à se poser des questions, provoquer. 

Je me rappelle d’une citation de Dumbledore dans Harry Potter qui disait que “Les mots sont (…) notre plus inépuisable source de magie. Ils peuvent à la fois infliger des blessures et y porter remède. Qu’en pensez-vous ?

C’est très juste. Si nous pensons à tous les mots, tous les livres qui sortent dans les librairies, nous pouvons remarquer que les associations de mots sont inépuisables. Jusqu’à maintenant, aucun texte ne ressemble à un autre. Avec les mêmes mots, toutes les probabilités possibles d’association sont inépuisables. S’il y avait des limites, nous ne pourrions plus écrire. Chaque auteur essaye de trouver sa singularité, de faire des associations, et pourtant la plupart des choses que nous racontons sont déjà connues. Les thèmes sont souvent les mêmes : amour, crime, sang, guerre, pouvoir… Et pourtant nous pouvons être sidéré tout autant par un écrivain grec d’avant Jésus que par Shakespeare ou encore un poète contemporain. D’où la magie de la langue, l’alchimie du verbe. J’aime organiser des ateliers d’écriture : je donne à chaque fois les mêmes mots à des gens et le même thème mais chacun utilise ces mots à sa manière sauf en ce qui concerne les expressions figées, les formules qu’on utilise souvent comme “comment ça va”. Un auteur essaye toujours d’aller vers ce qui n’a pas encore été dit. 

Vous avez participé à énormément de lectures publiques. Avec quel sentiment ressortez-vous de ces lectures ?

Question piège (rires) ! Les compliments sont toujours gratifiants, plaisants quand nous pensons que nous avons été habités par quelque chose. J’adore la scène, j’adore transmettre. Le retour du public flatte l’égo mais m’encourage aussi à continuer. 

Quel est finalement le rôle, le devoir d’un poète ? Je me rappelle d’une très belle phrase de Bernard Noël qui reprend ce thème : “Au fond le monde n’est présent que s’il est dit, non pas seulement nommé, mais énoncé par des associations de mots qui l’éclairent et le révèlent. Le réel n’a lieu que dans et par la relation verbale avec lui. Il était exilé sous l’apparence et toi, écrivant, tu la déchires et le libères” (Bernard Noël – lettre au poète, mai 2007). 

Il ne faut jamais rester sur le seuil du réel, il faut rentrer dedans, le déchirer, jouer avec. C’est le devoir de tout humain : être le plus attentif à l’autre dans ses déchirures, blessures, faiblesses, capacités…être le plus ouvert possible. Faire attention à ne pas tomber dans la conviction étiologique. Être prêt à interroger ses propres convictions, tout en étant fermé à l’horreur dont nous avons parlé car c’est ce qui détruit l’humain en nous. Je crois qu’aujourd’hui, les poètes sont moins entendus qu’avant. Ce qui prime maintenant, ce sont les romans. Je crois que le poète doit s’impliquer davantage pour être entendu en France et plus largement en Europe. La situation est différente en Amérique latine ou dans le monde arabe où la poésie est beaucoup plus présente. Au temps d’Aragon, des surréalistes, la poésie avait une place très importante. Je regrette qu’aujourd’hui une frontière s’est immiscée entre poésie et roman. Il y a souvent des salons du livre et des salons littéraires qui sont organisés sans que la poésie soit présente. Celle-ci doit alors se faire une place toute seule lors de festivals et salons de poésie. J’aimerais vraiment voir attribuer à la poésie une place plus importante. 

Si vous deviez donner un/des conseil(s) aux étudiants, que diriez-vous ?

Je ne sais pas si je peux donner des conseils mais je dirais qu’il faut retrouver le plaisir dans l’activité culturelle et artistique. Sans plaisir, rien ne se fait. Il faut également s’ouvrir le plus possible. Un genre culturel n’est pas mieux que d’autres. Le savoir en général est comme un bâtiment dont les portes doivent être ouvertes : les sciences, l’art, la philosophie, la poésie…tout doit communiquer. Dans l’Antiquité, une même personne pouvait être musicologue, physicienne, poète…il n’y avait pas de stratification. Maintenant, avec la spécialisation, on se ferme quelquefois sur un seul registre, un seul style, une seule pensée. Mais il faut aussi se nourrir d’autres choses.

Une citation que vous aimez particulièrement ?

“Un arbre quand il tombe fait beaucoup de bruit mais une forêt qui pousse, pousse en silence”. J’aime particulièrement ce proverbe africain que je trouve très actuel. Aujourd’hui, quand un acte criminel ou terroriste est commis, il y a beaucoup de bruit et nous ne pensons pas à toute cette forêt qui pousse en silence. Il y a tant d’autres choses auxquelles il faut être attentif. 

Plus d’informations sur son site internet.

Propos recueillis pas Maryna Magnin

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